Commentaires -
Bas de page
La récente initiative de Bill Gates et de Warren Buffet pour rassembler
les activités philanthropiques des milliardaires américains n’a pas été présentée dans les médias comme un événement méritant une grande attention et ne paraît pas avoir intéressé les hommes
politiques de droite comme de gauche. Il ne s’agit pourtant pas d’un fait divers sans importance, ni d’excentricités de gens très riches, comme l’achat d’une île ou d’une écurie de courses. Il
s’agit d’une attitude entièrement nouvelle d’une partie de la classe dirigeante, qui exige une grande attention.
Bill Gates et Warren Buffet ne se sont pas contentés de créer la fondation
philanthropique la plus importante par son budget annuel de dépenses de quelque trois milliards et son capital d’une trentaine de milliards, la Fondation Bill et Melinda Gates . Ils essayent maintenant d’obtenir le concours d’autres
milliardaires américains pour augmenter les ressources disponibles. Il y a environ 400 milliardaires aux États-Unis qui possèdent un capital de 1 300 milliards US$. Cette démarche qu’ils ont
intitulée « The Giving Pledge » réunit aujourd’hui 40 personnes qui se sont engagées par écrit à donner maintenant ou à leur mort au moins la moitié de leur fortune à cette fondation. La liste
des donateurs qui comprend le cinéaste Georges Lucas, le maire de New York Michael Blomberg ou le fondateur de la société Oracle Larry Ellison et la copie des lettres expliquant leur motivation
est disponible sur le site The Giving Pledge.
Qui est
venu diner ce soir ? De gauche à droite: Bill Gates, Oprah Winfrey, Warren Buffett, Eli and Edythe Broad, Ted Turner, David Rockefeller, Chuck Feeney, Michael Bloomberg, George Soros, Julian
Robertson, John and Tashia Morgridge, Pete Peterson
W.Buffet a promis de léguer 99 % de sa fortune et quelques autres se sont engagés à
donner beaucoup plus de 50 % de leur fortune ; le total des promesses de don représente aujourd’hui 115 milliards US$. L’objectif à terme est de disposer d’une fondation qui aurait un capital de
600 milliards US$. Il faut remarquer que certains milliardaires très médiatiques comme Georges Soros n’ont pas répondu positivement à cette initiative. Bill Gates et Warren Buffet ont annoncé
qu’ils allaient étendre leur action et rencontrer des gens riches en Inde et en Chine dans les semaines qui viennent.
Ils soutiennent qu’il est parfaitement raisonnable de laisser à ses héritiers directs un capital
de quelques millions de dollars et d’utiliser les milliards restant pour aider les plus démunis et faciliter l’accès à l’éducation et à la santé, non seulement aux États-Unis mais dans le
monde.
Les opposants à cette démarche ne manquent déjà pas de souligner qu’il ne s’agit
après tout que d’une tradition américaine, le nombre des fondations philanthropiques aux États-Unis étant de plusieurs dizaines de milliers et les exonérations fiscales qui en résultent
expliquant largement ces générosités apparentes. Certains assurent que depuis la récession, les Américains riches sont à la recherche de nouveaux symboles de prestige. Les yachts, jets privés et
villas au bord de la mer sont tellement dépassés. Être assez riche et généreux pour avoir son nom dans la liste « The Giving Pledge » pourrait rapidement devenir l’ultime touche de
prestige.
Beaucoup d’héritiers ont peur d’être ainsi privés de leurs héritages. Leurs arguments ne sont pas valables en ce qui concerne l’initiative
de Bill Gates, mais les héritiers potentiels n’ont sans doute pas tort de pressentir que l’entreprise « The Giving Pledge » représente une menace sérieuse pour le principe de la transmission
héréditaire du pouvoir économique. Les signataires s’engagent à donner à leur mort au moins la moitié de leur fortune à la Fondation commune. Ce mécanisme, s’il est respecté par quelques dizaines
de détenteurs de très grandes fortunes, peut produire en une décennie une fondation dotée d’une force d’intervention capable de permettre la réalisation d’objectifs sociaux encore jamais atteints
comme par exemple l’accès universel à l’éducation primaire qui en son temps a été évalué à 6 milliards US$ par an jusqu’en 2 020. Et si, comme il est probable l’appel s’étend un jour aux
détenteurs de patrimoines plus modestes des objectifs encore plus ambitieux pourraient devenir atteignables par la seule initiative privée. On peut citer l’accès à l’eau potable pour le milliard
d’individus qui en sont privés et dont le coût est estimé à 18 milliards US$ par an pendant 10 ans (OECD).
Il s’agit là d’une nouveauté absolue. Sans doute, la création sous son nom d’une
institution philanthropique faisait-elle partie au XIXe siècle, et encore actuellement surtout en Europe et aux États-Unis, des stratégies des plus riches pour laisser leur nom à la postérité en
profitant d’avantages fiscaux certains. Mais ce n’était qu’un élément secondaire, et souvent absent, des stratégies classiques qui comportaient plutôt le legs de collections de tableaux à une
galerie ou à un musée, venant compléter les signes extérieurs de la puissance : hôtels particuliers, domaines ruraux, châteaux, écuries de courses, avions privés, yachts très longs, maîtresses
affichées, possession de médias ou de théâtres, sans parler des îles, des subventions occultes aux partis politiques ou des achats de circonscriptions électorales, pour ceux que les titres ou
l’influence politiques attiraient.
Que les plus riches parmi les riches décident qu’il est désormais convenable de se
comporter autrement n’est pas un événement fortuit et sans conséquence. C’est un phénomène politique, dont il n’est sans doute pas facile de prendre toute la mesure aujourd’hui, mais que les
esprits qui se situent à gauche auraient tort de négliger. Il s’agit d’une attitude nouvelle d’une partie importante de la classe dirigeante.
Or chacun sait que ce sont les oppositions à l’intérieur des classes dirigeantes qui décident de l’avenir des sociétés. Il est peut-être
singulier que ce soit des milliardaires qui décident d’adopter une philosophie différente de l’actuelle en matière de gestion du pouvoir économique, de relations entre classes, et de relations
internationales, mais ce phénomène apparemment extraordinaire ne saurait être ignoré. Il montre qu’à partir d’un certain niveau de réussite en matière de construction de fortune, il est possible
à certaines sensibilités de voir le monde autrement que les gouvernements, qu’ils soient de droite ou sociaux démocrates, et d’entreprendre des actions utiles sans en référer aux dirigeants élus
par des classes moyennes qui continuent de vivre et de se comporter dans le respect et le culte de l’enrichissement.
Ceci pose un problème politique. Est-il possible aux partis et syndicats qui se
prétendent de gauche de rester en deçà des propositions qui résultent de l’initiative de milliardaires ? Peuvent-ils continuer d’ignorer superbement les méfaits de la transmission héréditaire du
pouvoir économique et l’iniquité grandissante des systèmes fiscaux ? Peuvent-ils continuer de penser que la sécurité internationale repose essentiellement sur l’entretien d’armées nombreuses et
sophistiquées et que l’aide aux plus démunis puisse être limitée à des montants ridicules ?
Les déclarations de quelques donateurs semblent bien indiquer que l’effet attendu de cette initiative
sera de recommander une vision du monde différente de celle qui est acceptée actuellement dans les milieux gouvernementaux. Le fondateur de CNN Ted Turner dit par exemple que « cette inspiration
lui fournit le désir de continuer à travailler chaque jour pour pouvoir donner et rendre le monde une meilleure place pour les futures générations. » Le producteur de cinéma George Lucas dit, de
son côté, « qu’il donne la majorité de sa fortune à l’amélioration de l’éducation. » Et Michael Bloomberg dit « qu’il n’est pas raisonnable de laisser toute sa fortune à ses enfants et de leur
permettre de passer leur vie comme membres du lucky sperm club ».
Ces milliardaires ne sont certainement pas « de gauche » au sens classique du mot, mais, en fait, ils soutiennent, par des moyens puissants
et inattendus, des idées sur la structure de la société qui manquent cruellement dans les programmes des partis étiquettés de gauche. Ces idées concernent la redistribution des fortunes acquises
pour faire disparaître les inégalités insupportables et donc modifier la conception de la fiscalité et aussi le rôle que l’aide publique au développement dans les relations avec les pays pauvres
et dans la construction de la paix. C’est une philosophie entièrement nouvelle qui est adoptée par une partie non négligeable et en tout cas influente de la classe dirigeante.
L’avenir dira si cette initiative a des chances d’influencer les politiques
publiques. Ceux qui la défendent vont bien entendu rencontrer une opposition farouche des milieux conservateurs et notamment de tous ceux qui se considèrent comme les héritiers légitimes de leurs
parents et qui croient aux principes dynastiques. Une autre forme d’opposition apparaît ici et là qui affirme que la définition des grandes orientations politiques doit rester entre les mains des
gouvernements seuls garants de la démocratie et de l’interet publique. Mais ce conflit prévisible conduira inévitablement les initiateurs de ce projet à préciser leurs objectifs et leur
stratégie. La définition de très grands projets collectifs dans des domaines et des zones géographiques déterminées et la recherche de la participation des peuples à ces objectifs feront
obligatoirement partie de la stratégie nécessaire. Il serait sans doute paradoxal que ce soit grâce à cette initiative que puisse par exemple être atteint, sinon en 2 015 du moins dans une
décennie, l’objectif de l’accès à l’éducation primaire pour tous que le solennel engagement des gouvernements dans la « Déclaration du Millénaire » ne permettra pas d’atteindre faute de volonté
politique et de moyens suffisants.
Il est en tout cas regrettable que l’importance de ce phénomène soit ignorée.
Chronique de Criton, tirée du site citoyen Internet "Politique du Possible"
cf. www.politique-du-possible.org