Quinze ans après la fondation, à Montpellier, des Editions Indigène et une petite centaine d'ouvrages sur des cultures lointaines souvent déconsidérées, l'actualité souffle un grand vent favorable sur l'entreprise de Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou.
L'embrasement autour du traité de Stéphane Hessel a subitement jeté un pont entre les valeurs de ce «grand aîné occidental porteur de la mémoire de notre XXème siècle», comme dit Sylvie Crossman, et les «grands initiés» aborigènes, considérés par la même comme les résistants contemporains les plus radicaux.
Tout à coup, les livres des Editions Indigène apparaissent comme autant de cailloux semés patiemment, au fil des ans, sur un chemin qui serpente de la modernité occidentale vers d'autres mondes plus confidentiels où le progrès se mesure au développement de l'esprit plus qu'à celui de la technologie.
Ainsi, de cet ouvrage de Lori Arviso Alvord, «le Scalpel et l'Ours d'argent» (2003), première femme chirurgien du monde navajo et pionnière dans sa façon d'allier la chirurgie et la médecine traditionnelle de ses aïeux, lecture obligatoire dans deux facultés de médecine de Lyon.
Autre exemple avec ce plaidoyer de François Roux, avocat à la Cour internationale de La Haye et défenseur de la désobéissance civile, «En état de légitime révolte» (2002) sur les objecteurs de conscience ou encore la protestation de feu le leader kanak Jean-Marie Tjibaou.
Il y a aussi la vaste « Enquête sur les savoirs indigènes» (Folio), menée par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, qui montre que bien des pratiques ancestrales se voient validées sur le tard par nos scientifiques les plus émérites.
Et voici soudain qu'une jeunesse réformiste se lève, le livre de Stéphane Hessel à la main, pour prendre la parole en Espagne et affronter pacifiquement l'oligarchie ayant privatisé la démocratie. C'est ainsi que les Editions Indigène, après avoir longtemps oeuvré dans l'ombre, se retrouvent au beau milieu d'un soulèvement général des consciences qui a explosé de Rabat jusqu'à Damas.
C'est à «Indigène» que Lina Ben Mhenni, jeune cyberactiviste de la révolution tunisienne, donne son récit des événements dans «Tunisian Girl. Blogueuse pour un printemps arabe»
Sommes-nous au bord d'un basculement anthropologique ? se demandent Sylvie Crossman et les siens, convaincus depuis toujours qu'être indigène, au fond, c'est placer l'éveil et l'aventure de la conscience au centre de l'existence.
En effet, il faut revenir sur l'histoire de
Sylvie Crossman pour comprendre la suite: "Elle est un peu atypique pour une normalienne, spécialiste de littérature anglo-américaine, vouée à reproduire des schémas mentaux éculés. Le jour
de l'oral à Fontenay-aux-Roses, j'ai eu une crise de conscience, je me suis dit que je ne voulais pas devenir quelqu'un qui participe à cette façon d'être au monde. Je voulais être la
créatrice de ma vie, l'envisager comme une expérience sur la manière dont le corps et la conscience se confrontent à l'existence.
J'ai donc démissionné de Normale-Sup. Mais j'avais eu la chance, grâce à mes parents enseignants, de grandir auprès des Maoris de Raïatéa, l'île sacrée des Polynésiens. Puis, à 20 ans, de fréquenter en Californie ce géant des lettres américaines, Henry Miller, qui appelait à un réveil de l'imaginaire dans nos sociétés «climatisées» où nous sommes trop dissociés de notre corps, trop éloignés du monde réel, avec un imaginaire atrophié", raconte-t'elle..
"Je cite souvent cette phrase de Henry Miller dans «le Cauchemar climatisé»: «Nous nous traînons d'un pas lourd, le cerveau obtus et l'imagination encapuchonnée, parmi des miracles que nous ne discernons même plus.»
En 1985, avec mon mari, Jean-Pierre Barou, nous sommes partis pour l'Australie, où j'ai occupé le premier poste de correspondante du «Monde» à Sydney. Un grave accident de voiture en plein désert nous a mis en contact avec les Aborigènes: nous avons senti que, sous leurs dehors de grognards défoncés par l'alcool, ils étaient ce peuple d'artistes et d'intellectuels dont parle le grand anthropologue australien Adolphus Peter Elkin. "
Pendant des années, nous avons arpenté ces terres où les indigènes ont résisté au génocide culturel et préféré mourir plutôt que de renoncer au
rêve et à l'art. Mais, au fil des livres que nous éditions, des astrophysiciens, des neurobiologistes, des immunologistes émergeaient, qui validaient à leur façon les pouvoirs du rêve, du
vide, de la méditation, bien au-delà de toute connotation religieuse ou new age. Nous avons pensé que c'était l'heure de lancer nos petits ouvrages militants à 3 euros, avec l'idée
de rallier ces consciences qui, du désert australien jusqu'au coeur de nos villes européennes, se soulèvent et s'indignent.
...
Quand Stéphane Hessel dit: «Créer, c'est résister!», il est dans la droite ligne des Aborigènes pour qui le monde n'existe que s'il est
peint, dansé et chanté. Ils sont un peuple artiste parce que, à leurs yeux, la terre - et tout ce qu'elle porte: espèces vivantes, collines, points d'eau - est une création et qu'on doit se
conduire à son égard en créateur. A cette seule condition, elle peut être maintenue au-dessus des ténèbres.
C'est pourquoi ils la marquent avec leurs effets de brillance, leurs peintures qui sont des titres de propriété, et pas d'appropriation, des preuves de respect envers sa beauté, son futur. Ils ont fait appel à ces signes sacrés dans les années 1960 pour résister à la politique d'assimilation du gouvernement. Stéphane Hessel sait bien que l'esprit de la résistance prend sa racine dans l'art, ce point irréductible de l'être l'humain.
Son goût immodéré de la poésie - poiein en grec, créer - l'atteste. C'est en imprégnant sa matière mentale par la récitation
des vers d'Apollinaire, de Hölderlin, qu'il a pu résister à l'horreur nazie, aux camps de Buchenwald, de Dora. Et aujourd'hui, quand il appelle à s'indigner contre les pouvoirs d'argent et
l'exclusion des plus faibles, il est bien notre Aborigène occidental, notre vigie.
Nous avons appliqué nos grilles d'interprétation à ces cultures «autres» et théorisé sur ces «sociétés froides» qui ne privilégient pas
l'avancée technologique et sont prétendument hors de l'histoire, du progrès. Or, aujourd'hui, les savoirs résilients de ces peuples n'ont jamais été aussi actuels, aussi pertinents pour les
débats qui animent notre modernité.
Les somptueuses cérémonies de guérison des Indiens navajos (des événements sollicitant, aux moments clés, des peintures en poudres de roche éphémères, jusqu'à 1 400, au point que les spécialistes ont pu parler d'une «étiologie des oeuvres de guérison») fascinent nos immunologistes. Quant aux découvertes les plus pointues en matière de neurosciences (la plasticité du cerveau par exemple), elles doivent beaucoup au travail que mènent conjointement, depuis 1987, les meilleurs de nos scientifiques et des méditants tibétains de haut niveau sous la conduite du dalaï lama.
Ces cultures premières sont bien engagées dans une modernité, car elles placent, au coeur de leur projet sociétal, non pas le progrès matériel, mais le développement de l'esprit, la construction des consciences. Ces modernités, loin d'être antagonistes, se révèlent complémentaires et porteuses d'espoir pour la revitalisation des sociétés humaines.
Source: "le Nouvel Observateur" du 23 juin 2011.