Depuis que la parole existe, les mots sortent par la bouche de l’homme.
La bouche aimait que les mots puissent s’exprimer en toute fluidité et liberté et se prêtait avec volupté à leur donner tout leur sens.
Mais les mots, avec le temps, commencèrent à se multiplier : les tonalités policées d’antan firent place à des accents de toutes sortes, des mots de langues étrangères, de l’argot, du verlan … La diversité devint la règle et la bouche subissait de mauvaise grâce cet encombrement et cette mixité.
Voilà donc, qu’en ces temps de libéralisme effréné, il lui vint l’idée de tirer profit de cette situation de force en instituant au passage de chaque mot, un péage !
Les mots d’abord durent passer par les fourches caudines de la bouche en payant leur dû, même si l’on entendait réagir les mots « protestation », « colère », « injustice » et quelques autres encore.
Et puis, grâce à la vision de « solidarité » et « révolte », les mots se réunirent et cherchèrent à mettre au point une contre-offensive : Peut-être pouvait on s’exprimer par d’autres voies que la bouche ?...
Fut alors décidé d’envoyer une représentation pour découvrir et négocier un droit de passage gratuit : « courage », « négociation » et quelques autres se mirent en route.
Après de longues semaines, ils arrivèrent aux narines et estimèrent que l’endroit ne se prêtait guère à la beauté et à la magie qui doit rester l’apanage des mots. Même constat un plus tard pour les oreilles.
Encore quelques semaines et les voilà au bord des yeux. Un accord fut conclu pour un essai temporaire. Les mots, tous alertés, purent se ré-exprimer enfin. Certes, le discours par les yeux était audible mais il y manquait des choses, soulignèrent entre autres « timbre »et « modulation ».
De son côté la bouche regrettait son coup de force : elle n’avait rien gagné dans l’histoire et pire, elle s’ennuyait à mourir …
Alors, penaude, elle proposa à tous les mots de revenir, ce qu’ils firent tous avec empressement. Tous ? Sauf un… : le mot « amour », qui se trouva plus à sa place auprès des yeux.
Et c’est depuis ce temps- là que l’amour ne se dit bien qu’avec les yeux…