Emotifs, outremangeurs, toxicomanes, dépensiers compulsifs, accros au sexe ou au boulot... Les groupes de soutien sur le modèle des Alcooliques Anonymes se multiplient.
Leur succès ? Entraide, efficacité et spiritualité.
La grande fraternité
Leur vie était devenue « un désastre »,« un puits sans fond», « un enfer». Et puis, un jour, quelqu'un les a entraînés à « une réunion ». « Cela m 'a sauvé la vie», racontent-ils. Leur gratitude est infinie. Pour lutter contre leur addiction, ils sont membres d'une fraternité anonyme.
«Bonjour, je suis Vincent, dépendant. » C'est la réunion des NA, Narcotiques Anonymes. Une trentaine de visages bienveillants se tournent vers ce grand blond à l'air gentil. «Bonjour, Vincent », dit la salle en choeur. Quadra au visage marqué, ravissante BCBG, routard avec son gros chien, bobo élégant: chacun se présente. Vincent assiste toutes les semaines aux réunions NA. Pendant dix ans, il s'est piqué tous les jours à l'héro. Loque humaine, il urinait dans une bouteille d'eau minérale qu'il vidait par la fenêtre. Sa mère cuisinait sac en bandoulière pour protéger son portefeuille. Jusqu'à sa première réunion NA. C'était il y a dix-huit ans. Aujourd'hui, il est romancier et journaliste. La chaleur du groupe lui est aussi nécessaire que ses shoots jadis.
Venues des Etats-Unis, les fraternités anonymes se sont multipliées dans le monde, elles
transposent rigoureusement la méthode des Alcooliques Anonymes : entraide, comportementalisme, spiritualité. Rien ne laissait présager le succès de
cette philosophie fleurant bon l'Amérique protestante dans une France cartésienne et laïque imprégnée de
psychanalyse. Seul un ancien dépendant peut comprendre la douleur de l'abstinence. Ce fut l'intuition géniale des fondateurs des
Alcooliques Anonymes en 1935 dans l'Ohio.Courtier en Bourse, Bill W., désigné par son initiale pour respecter l'anonymat, abstinent sur le point de craquer, réclamait un autre alcoolique.
Il fut envoyé chez Bob S., un chirurgien sans patients pour cause de boisson. Bob décide de ne plus boire et les deux hommes,
entrés dans la légende, découvrent qu'il est plus facile d'arrêter à deux.
Au fil des années, un programme est mis au point, en douze étapes, aujourd'hui repris
dans toutes les fraternités dérivées : contre la drogue, le jeu, les dépenses pathologiques, la boulimie compulsive, contre la soumission aux émotions et la dépendance au sexe. Il
n'existe pas de méthode miracle. Mais celle-ci a le mérite d'être gratuite, anonyme et très humaine. Pas de remarques, ni de jugement. Les fraternités n'ont pas de chef. On ne demande
pas d'inscription, pas de cotisation, pas de nom. Soucieuses d'indépendance, les fraternités refusent toute subvention. Une enveloppe passe à la fin de la séance pour payer la salle. Les membres
de la fraternité animent à tour de rôle les réunions.
S'épancher devant le groupe, cela s'appelle le «partage ». Pierre, la quarantaine, chez les NA: «Depuis que je suis
clean, je n'ai plus l'énergie pour grimper trois étages et cambrioler une vieille dame. » « Merci, Pierre », répond la salle. Pas de remarques, pas de
jugement. Interdiction de cancaner après la réunion. Etre écouté par des pairs est le premier élément de la thérapie. Olivier, ex-toxico à la rue, est aujourd'hui artiste
lyrique. Il a huit ans d'abstinence. «Mais pour tenir j'ai encore besoin de parler. »
L'autre moteur de la guérison, c'est l'exemple donné par les anciens. Voir
quelqu'un qui tient le coup depuis dix ans, quinze ans, quoi de plus encourageant ? A la fin de chaque réunion, on célèbre les « anniversaires ». On applaudit à tour de rôle celui qui a un mois d'abstinence, puis un, deux, trois ans... Dans ce groupe NA, l'ovation finale est pour Vincent et ses dix-huit années de sevrage. Important
de pouvoir s'identifier à Hélène dans cette réunion d'OA, Outremangeurs Anonymes. Mince et sportive, elle raconte comment elle a été l'esclave de la nourriture. Elle n'avait plus de règles,
pensait sa vie fichue. «Aujourd'hui, j'ai un compagnon et trois enfants. »
Une fois le temps d'abstinence entamé, le plus dur commence. Avec la hantise de la rechute. Comédien longtemps accro à toutes les substances, rescapé de la rue et de dix-sept cures de désintoxication, le comédien Marc Rioufol raconte sa « résurrection » grâce aux fraternités dans un saisissant récit, « Tox »(2). « Un addict sevré [...] se trouve ramené au coeur de sa souffrance. [...] Il faut tenir, tenir à la tombée du soir, tenir au petit jour. » Pour « tenir », une chaîne s'organise en dehors des réunions. Après plusieurs rencontres, le nouveau venu choisira dans le groupe un « parrain » ou une « marraine ». « Ma marraine m'a conseillé de m'installer à Paris pendant trois mois pour assister à des réunions tous les jours », dit Marie, venue exprès de province. Le parrain, c'est celui qu'on peut appeler à tout moment quand on sent que l'on va craquer. Il ne vous raccroche pas au nez, il est passé par là, il se sent valorisé, et cela lui fait du bien à lui aussi. « C'est ça, le petit miracle des fraternités anonymes. J'ai sept cents médecins sous la main, écrit Rioufol, mieux que tous les Samu du monde. Et chacun est compétent dans la seule chose qu'il m'importe de vaincre : l'addiction. » L'accompagnement peut durer des années. Rioufol dit devoir la vie à son parrain Thibaut. Lise, des EA (Emotifs Anonymes), très fragile psychologiquement, part en vacances chez sa marraine. Christophe, graphiste à Paris, Narcotique Anonyme et Débiteur Anonyme, clean depuis douze ans, a huit filleuls. «Avoir des filleuls, c'est une raison supplémentaire de tenir. »
Curieusement, on trouve dans les fraternités autant de croyants, de mécréants ou d'agnostiques qu'ailleurs, alors que la « prière de la sérénité » récitée main dans la main pourrait en faire fuir plus d'un. Et les douze étapes du rétablissement sonnent très religieux: «Nous en sommes venus à croire qu'une Puissance supérieure à nous-mêmes pouvait nous rendre la raison... Nous avons décidé de confier notre volonté et notre vie aux soins de Dieu tel que nous Le concevons. » Encore plus étrange, les plus farouches défenseurs du recours à la «Puissance supérieure» sont souvent les athées. «Dieu, c'est le fait que je ne suis pas toute-puissante », dit Denise, la cinquantaine mécréante et fidèle aux Emotifs Anonymes. Et Christophe, l'homme aux huit filleuls : «Dans Dieu, tu mets ce que tu veux et ça marche".
Jacqueline de Linares. Le Nouvel Observateur.
(1) Tous les prénoms ont été changés sauf celui de Vincent, auteur de «Moi, Vincent B. Une expérience de la vie sans drogue», Editions Les
Impressions nouvelles.
(2) « Tox. Comment je suis mort et ressuscité », Robert Laffont